Chapitre 7

Dave Moodie s’appuyait contre le mur du métro, dans cette station crasseuse, rejetant de temps à autre la tête en arrière pour siroter le contenu d’un berlingot de lait. « J’en ai ma claque de cette poule », se disait-il, les yeux perdus dans le vague grisâtre de la station. La même nana, trois fois par semaine, depuis deux mois, c’était un peu fort. Cinoche le mercredi, dancing le samedi, télé le dimanche et v’là t’y pas qu’elle voulait qu’y renonce à son foot du vendredi, maintenant ? Cause toujours ! Si z’avaient été fiancés, au moins ! Mais tiens ! Janie devenait de plus en plus possessive, critiquant ses amis, ses fringues, le reprenant sur son langage. Et tout ce cirque – la course pour attraper le dernier train, les foutues marches de l’escalier du métro, il en avait loupé une et il avait bien failli se casser la cheville. Si encore ça valait le coup ! Mais c’était la soirée entière à essayer de la dégeler un peu, la main baladeuse, le corps à corps bas les pattes acharné ! Et puis, quand c’était l’heure de se dire au revoir, alors là, boum ! toute chaude la gonzesse, engageante. Ses copains lui avaient dit que c’était une allumeuse mais il avait refusé de les croire, il en avait même tatanné un.

« Je me la tringlerai peut-être la semaine prochaine », se dit-il à voix haute pour donner plus de corps à sa rêverie. Il se mît à siffler. Mais c’était dingue ce qu’il pouvait avoir envie de la voir quand le mercredi suivant s’amenait. Il cessa de siffler. Elle avait toujours fière allure, se fringuant toujours vachement bien. Sa mère lui tapait sur les nerfs mais il la voyait rarement. Son père était un vieux feignant aussi. Pas comme ses vieux à lui. Il s’entendait bien avec ses vieux. Y avait toujours une liquette propre et repassée pour lui, le samedi soir, et un bon dîner bien chaud quand il rentrait du boulot. Quant à son vieux, il était toujours prêt à se laisser taper de cinq sacs vers la fin du mois. C’est peut-être bien qu’il était fils unique. Depuis que son grand frère avait été renversé et tué par une voiture, c’était comme si les vieux avaient reporté toute leur affection sur lui. Bah, ça tombait bien, puisqu’il les aimait, lui aussi.

Il pouvait toujours amener des copains pour une boum à la maison. Son vieux participait à l’achat de la bière, sa vieille était toujours prête à danser avec les potes. Le vieux baratinait même les nanas ! Non, y z’étaient vraiment pas comme les parents de Janie  – les vieux salopards.

Ses pensées furent interrompues par un bruit de pas dans l’escalier. Un employé du métro, un négro, fit son apparition et se dirigea lentement vers l’autre bout du quai et s’engouffra dans une porte marquée « privé ».

Les pensées de Dave revinrent à sa situation présente. Qu’est-ce qu’y branlait ce foutu métro ? Pour une fois qu’il s’amenait à l’heure c’était pour poireauter dans la grisaille pisseuse. Janie l’accompagnait toujours jusqu’à la porte pour un dernier baiser, sa passion semblait monter au fur et à mesure que lui, Dave, pensait surtout à ne pas louper le dernier métro ! Elle finissait par le fâcher, attendant sur le pas de la porte jusqu’à ce qu’il ait disparu.

Il se retournait nonchalamment, deux ou trois fois, agitant la main, et elle lui envoyait des baisers mais dès qu’il avait tourné le coin, il prenait ses jambes à son cou, les poumons douloureux sous le coup de l’effort soudain. Il parvenait toujours à la station avec un point de côté, franchissait les barrières à toute pompe, sans payer, descendait l’escalier quatre à quatre et avait en général tout juste le temps de bondir dans le wagon de queue avant la fermeture des portes. Heureusement que Janie n’entendait jamais les jurons épouvantables qu’il proférait quand il lui arrivait de louper le train. Ca voulait dire une bonne demi-heure de marche par Commercial Road, une rue qu’était loin d’être sans histoire. Il y avait toujours une bande qui cherchait la bagarre à un coin de rue, ou un détraqué planqué dans une porte cochère. Dave était pas lâche, mais c’était vraiment pénible.

Un mouvement furtif accrocha son regard. Une forme sombre se déplaçait rapidement le long des voies. Il marcha jusqu’au bord du quai et regarda dans l’obscurité du tunnel. Rien. Il remarqua alors que la forme s’était arrêtée. Il comprit que ce devait être un rat et il lança son berlingot vide dans sa direction pour voir s’il pouvait le mettre en fuite vers l’obscurité du tunnel. Mais la forme se contenta de se tapir derrière le rail électrique. Le garçon releva brusquement la tête en entendant des bruits qui sortaient de la caverne ténébreuse. Ce n’était pas le bruit d’un métro. Il jeta de nouveau un coup d’œil à la forme tapie sur les voies puis reporta son regard vers le tunnel. C’est alors que des centaines de formes noires se déversèrent du tunnel, entre les voies et sur le quai.

Il tourna les talons et se mit à courir avant d’avoir eu le temps de comprendre que c’étaient des rats, beaucoup plus gros que la normale mais aussi beaucoup plus rapides. Il atteignit le pied de l’escalier, un flot de vermine noire sur les talons. Il se jeta dans l’escalier, il glissa mais rattrapa vite son équilibre, se raccrochant à la rampe, la tirant pour monter plus vite. Mais un rat l’avait dépassé et il posa le pied dessus ce qui le fit trébucher une seconde fois. La main qu’il posa sur une marche pour ne pas tomber laissa trois doigts entre les dents aiguisées comme des lames de rasoir. Il hurla de terreur, envoyant d’un coup de pied deux rats retomber sur le dos de leurs congénères. Il tenta d’aller de l’avant, alourdi par les rats qui s’accrochaient à ses vêtements, à sa chair. Il retomba, heurtant l’aile de son nez à l’angle d’une marche. Du sang gicla sur sa chemise à col boutonné.

Malgré ses hurlements et ses coups de pied dans toutes les directions, ils le tirèrent en arrière, le firent rouler jusqu’au bas de l’escalier, déchiquetant son corps agité de mouvements désordonnés, comme s’il se fut agi d’une poupée de son. Ses hurlements se répercutèrent dans la vieille station. Il eut la force de se redresser à demi et avant de perdre conscience, d’appeler sa mère.

Errol Johnson ouvrit la porte marquée « privé » et se précipita dehors. Il avait entendu les cris et supposait que quelqu’un était tombé dans l’escalier. Il savait que cela devait se produire un jour ou l’autre  – ces escaliers étaient mal éclairés. Si jamais il devenait un jour chef de gare, le jour où un nègre pourrait devenir chef de gare, il veillerait à la faire nettoyer et à en faire une station convenable. Ce n’est pas parce qu’une station n’a guère d’usagers qu’il faut en faire une porcherie.

Il s’arrêta net devant le spectacle qui s’offrait à sa vue, la bouche grande ouverte.

Des millions de rats grouillaient dans la station. Et des gros, comme ceux qu’il avait vus dans son pays et même plus gros. Il ne prit pas le temps de s’en assurer. Il se mit à courir, sans regarder derrière soi. Il n’y avait pas à hésiter. Il était coupé de l’escalier par une masse de rongeurs en furie. Il descendit les quelques marches qui conduisaient à l’obscurité protectrice du tunnel. Sa peur le jeta à la rencontre du train qui arrivait. La mort le délivra sans qu’il l’ait sentie venir.

Le conducteur, qui avait déjà commencé à freiner, poussa la manette à fond, envoyant dinguer les rares passagers dans les wagons. Sortant du tunnel dans le hurlement de protestation des roues, il découvrit une scène devant laquelle sa réaction instinctive fit son propre salut et celui de ses passagers : il relâcha le frein et poursuivit sa route.

Les rats se figèrent et lancèrent des regards furibonds à l’énorme monstre qui venait les déranger. Ceux qui se trouvaient sur la voie s’aplatirent, terrorisés par le grincement suraigu des roues.

Les passagers regardaient fixement par les fenêtres, frappés de stupeur, persuadés que le métro s’était égaré dans les corridors de l’enfer. Comme le train reprenait de la vitesse, les rats commencèrent à se jeter contre les fenêtres, certains retombaient entre le quai et la voie pour être broyés par les roues. L’un d’entre eux brisa une vitre et se jeta à la gorge de l’unique passager du wagon. C’était un costaud qui parvint à arracher l’horrible animal de sa gorge. Le rongeur lui déchira les mains à coups de griffes et de dents, il cria de douleur mais tint bon. Sa frayeur décuplait ses forces et la rapidité de ses réflexes. Il jeta le rat par terre et lui écrasa le crâne d’un coup de talon. Il ramassa le corps désarticulé, stupéfait par sa taille, puis le jeta par la fenêtre brisée, dans le tunnel noir que le métro parcourait maintenant. Il se rassit, effaré, soulagé, ignorant que, dans vingt-quatre heures, il serait mort.

Le chef de gare faillit s’étrangler avec son thé quand il entendit les hurlements. Il cracha, toussa, tentant de reprendre son souffle. Pourquoi fallait-il que sa gare soit le lieu de réunion de tant de voyous, pendant le week-end ? Encore une rixe ! Et surtout le samedi, les stations de métro sont toujours assez agitées, le samedi soir, avec les dodos et les ivrognes. Mais, d’habitude, le dimanche ça n’allait pas trop mal. Pourvu que ce chimpanzé d’Errol n’y soit pas mêlé. Il se mêle de tout, celui-là ! Toujours à donner son avis, des conseils, et puis quoi encore ! Il se croit à Charing Cross, peut-être, toujours à cajoler les clochards, au lieu de les foutre à la porte.

Shadwell, c’était la station qui lui plaisait, à lui. C’était tranquille si on comparait à la plupart des autres. D’accord, c’était crasseux, mais il n’y avait pas grand-chose à faire avec un vieux dépotoir comme celui-là. Et puis ça tenait les usagers à l’écart et c’est tout ce qu’il demandait, le chef de gare !

Quand il eut repris haleine, il enfila sa veste d’uniforme et sortit du bureau de distribution des tickets. Sans se presser, il gagna le sommet de l’escalier conduisant au quai numéro 1.

« Qu’est-ce qui se passe là-bas ? » beugla-t-il, les yeux plissés, cherchant à percer la demi-obscurité. Il entendit un cri qui pouvait bien être « Maman ! » et distingua une grosse forme noire.

Il descendit prudemment quelques marches et demanda :

— Allez, allez, qu’est-ce qui se passe ?

Il lui sembla que la forme noire se brisait en formes plus petites qui entreprirent de gravir l’escalier dans sa direction. Il entendit un train qui s’arrêtait en grinçant puis, pour une raison inconnue, qui reprenait de la vitesse et traversait la station sans s’arrêter. Il entendit les cris aigus qui montaient vers lui  – des centaines de souris ! Il comprit que les animaux montaient à sa rencontre  – et que ce n’était pas des souris, mais des rats. D’horribles gros rats. Noirs, hideux.

Il se déplaça avec une vitesse étonnante pour un homme de sa corpulence. Il refit en deux bonds les quelques marches qu’il avait descendues et se précipita dans le bureau de distribution des billets dont il claqua la porte derrière lui. Il s’appuya contre la porte quelques instants pour reprendre son souffle et donner aux battements de son cœur le temps de se calmer. Il se dirigea vers le téléphone et composa le numéro de la police d’un doigt tremblant.

— Police ! Vite ! Ici le chef de gare Oreen, de la station de Shadwell, je...

Un bruit lui fit lever les yeux. Un énorme rat noir, l’air mauvais, le dévisageait à travers l’hygiaphone du guichet.

Il laissa tomber le téléphone et courut au fond du bureau. Les fenêtres munies d’épais barreaux s’opposaient à toute fuite. Désespéré, il jeta un coup d’œil autour de la petite pièce. Il aperçut le placard où les hommes des équipes de nettoiement rangeaient leurs seaux et leurs balais. Il ouvrit la porte en tremblant de frayeur et se rencogna à l’intérieur, tirant la porte derrière lui. Il s’accroupit à demi dans l’obscurité, tremblant de tous ses membres, la sueur ruisselant sur son gros corps mais ne suffisant pas à expliquer l’humidité poisseuse de ses jambes de pantalon ; il osait à peine respirer. Ce hurlement ! C’était probablement Errol, ou quelqu’un qui attendait le métro. Ils l’avaient bouffé et maintenant ils venaient le chercher, lui ! Le conducteur n’avait pas arrêté son train. Il devait les avoir vus. Et il n’y a personne d’autre dans la station. Mère de Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Ils sont dans le bureau ! Ils sont en train de ronger la porte du placard !

Les Rats
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